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Francis Albarède nous parle de l'ERC SILVER

le 10 mars 2023

Francis Albarède du LGL-TPE, professeur émérite à l'ENS de Lyon et récemment élu à l'Académie des sciences, nous a accordé un entretien pour nous présenter ses recherches actuelles dans le cadre de l'ERC SILVER. Grâce à des études isotopiques, son équipe retrace l'histoire des pièces de monnaie antiques.

En quoi consiste l’ERC SILVER ?

L’ERC SILVER est un contrat que j’ai reçu du Conseil européen de la recherche (ERC) qui est une organisation européenne financée par les états et qui soutient des projets jugés de bonne qualité, qui contiennent de la nouveauté et qui peuvent contenir des éléments de risque. Ces projets peuvent être interdisciplinaires et peuvent associer un certain nombre de chercheurs étrangers, d’Europe et d’ailleurs. L’idée du projet SILVER, c’est d’essayer de comprendre comment les isotopes peuvent nous éclairer sur le développement, non seulement de la monnaie que nous connaissons, des pièces que nous trouvons dans les fouilles, mais aussi sur l’ensemble que nous appelons la monétarisation.

C'est-à-dire la façon dont la monnaie est apparue dans l’histoire ?

Il traîne dans l’imaginaire collectif une idée maintenant complètement abandonnée, celle que l’on est passé du troc à l’argent. C’est quelque chose qui ne résiste pas à l’analyse. Il y a encore des gens qui font du troc et des économies ont fonctionné sans monnaie comme l’Empire perse ou Sparte en leurs temps. La première question qui se pose c’est : pourquoi les gens ont-ils utilisé de l’argent et pas du fer ou du cuivre ? Déjà, l’argent n’est pas mangé par les souris ou les charançons. Ensuite, il est résistant, prend peu de place et il est difficile à avoir. On ne peut pas en trouver dans son jardin, son extraction demande beaucoup de travail. Et surtout, il a une propriété assez amusante : il ne sert à rien. On ne peut rien en faire. Aujourd’hui on l’utilise pour des soudures ou des choses comme ça mais à l’époque il est inutile.

Pourquoi ne pas plutôt utiliser l’or ?

Si vous essayez d’acheter votre croissant avec une pièce d’or, je vous souhaite bien du succès. Il n’y a pas assez d’or, il est trop rare : les pièces seraient toutes petites. On pourrait utiliser le cuivre mais il y en a de partout : tout le monde ferait ses propres pièces. L’argent a permis de faire des dépôts de valeur. On peut payer efficacement les gens avec de l’argent et il a permis le développement du salariat (en même temps que l’esclavage, bien sûr). L’argent permet de régler les problèmes d’excès de production. Si vous êtes agriculteur, au lieu d’avoir trop de blé qui risque d'être mangé par les mulots, vous pouvez le vendre et avoir de l’argent caché dans votre armoire. C’est une garantie d’échange. Si je vous troque mon poisson contre votre blé, une fois que nous aurons mangé, il ne nous restera plus rien. Par contre, si on a fait affaire avec de l’argent, il est toujours là.

Comment cet argent était obtenu par les populations antiques ?

Pour obtenir de l’argent, il faut faire des trous dans le sol aux endroits où il y a des mines. Il y en a très peu et elles se concentrent autour de la Méditerranée. Mais la façon la plus simple pour la population, c’est de louer ses bras. C’est ce qu’ont fait les mercenaires hoplites aux VI-IVe siècles av. J.-C. Ils ont vendu leur technologie militaire et en échange ont reçu de l’argent. Cet argent a servi à payer les gens qui se battaient et qui, quand ils sont revenus chez eux, ont acheté des lopins de terre. Puis ils ont voulu avoir droit au chapitre ce qui a favorisé l’avènement de la démocratie. Ça c’est très important. La démocratie est associée à l’argent alors que les dictatures sont associées à des choses qui sont intouchables pour les pauvres car trop rares. Aujourd’hui ça peut être les appartements sur les Champs-Elysées mais dans l’ancien temps, c’était l’or. Il y avait très peu d’or et les riches cachaient leurs richesses en la transformant en or. Les pauvres se contentaient du bronze.

Vous êtes un spécialiste de la géochimie isotopique et elle occupe une grande place dans le projet SILVER. Quelles avancées l’étude des isotopes a-t-elle permis ?

Les isotopes de l’argent et du cuivre nous permettent de savoir d’où viennent les objets et les monnaies. On étudie en ce moment des pièces du Louvre, on a étudié les trésors d’Alexandre, etc. Ça nous permet de savoir où l’argent a été extrait et les méthodes que nous avons développées permettent d’être encore plus précis et de retrouver la trace d’anciennes mines d’argent qui existaient dans le monde grec ou romain. Ces méthodes ont permis de calculer des flux d’argent, de voir que l’argent n’était pas du tout celui que l’on attendait. Par exemple, quand on a étudié les monnaies que les Perses utilisaient pour payer les mercenaires grecs, ou lorsqu’on a étudié les monnaies qu’Alexandre le Grand avait frappées lorsqu’il a vaincu l’Empire perse, on s’est aperçu que tout l’argent venait de la mer Égée. En fait, cet argent était le tribut que payait la Grèce à l’Empire perse. Les Perses avaient une stratégie qui consistait à assécher les ressources monétaires, et en particulier celles des Grecs, pour les empêcher de combattre. C’est une façon de priver les gens de moyens militaires pour éviter qu’on détrône leur empire. Les mesures isotopiques nous ont permis de voir l’origine du trésor perse et l’origine de l’argent qu’utilisaient les Romains. Ils ont renâclé très longtemps, pendant trois ou quatre siècles, avant d’accepter la monnaie. Et cet argent des Romains était l’argent des indemnités de guerre de Carthage et l’argent des villes qu’ils avaient prises comme Syracuse. Avec lui ils ont financé leurs guerres puis, lorsqu’il y a eu les guerres civiles, on retrouve tout cet argent centralisé sur Rome qui se mélange et puis, malheureusement, qui disparaît vers l’Orient pour acheter de l’encens, du coton, des esclaves…

Vous avez été surpris de l’origine et du destin de cet argent car il n’y avait pas de sources écrites pour renseigner les historiens ?

On savait par des écrits, en particulier ceux d’Hérodote, que l’argent des Perses pouvait venir en grande partie des tributs versés par toutes les satrapies de l’empire mais on ne savait pas que l’essentiel de l’argent venait du monde grec. On imaginait qu’une partie en provenait : par exemple Babylone devait verser dix tonnes d’argent tous les ans mais n’avait pas de mines. Il fallait donc que Babylone trouve ailleurs cet argent. Pareil pour l’Égypte qui n’a pas de mines d’argent. Donc ce qu’elle faisait, c’est qu’elle vendait du blé aux Grecs qui lui donnaient de l’argent et cet argent va se retrouver dans le tribut que les Égyptiens payaient au roi de Perse. 

Vous travaillez directement avec les historiens et les archéologues ? Des fouilles sont-elles réalisées spécifiquement dans l’optique de faire des analyses isotopiques sur les pièces trouvées ?

On travaille beaucoup avec les historiens mais nous ne faisons pas de fouilles, il y a déjà suffisamment de matériel. Ce qui pose problème c’est que les conservateurs de musée n’aiment pas trop prêter leurs pièces. J’ai pu trouver du matériel à Athènes, à Jérusalem ou à Bruxelles mais nous sommes parfois obligés d’acheter du matériel sur le marché libre pour pouvoir compléter nos études.

Les conservateurs de musée sont réticents car la méthode est destructive ?

En principe elle n’est pas trop destructive. Le problème est relativement compliqué car la quasi-totalité des pièces ne sont pas passées de main en main depuis l’Antiquité : on les trouve dans le sol. Et quand les pièces sont trouvées lors de fouilles, elles ont été altérées. Donc nous sommes obligés de faire un trou jusqu’au cœur de l’objet pour trouver l’argent non altéré. Ce sont de tout petits forages et certains conservateurs nous prêtent volontiers des pièces mais la plupart n’aime pas ça. Alors on se débrouille, on cherche sur le marché ce que nous ne pouvons pas avoir dans les musées.

Ces méthodes isotopiques que vous employez étaient-elles déjà utilisées dans d’autres travaux de recherche ?

Les isotopes du plomb étaient assez bien employés mais nous avons perfectionné les méthodes d’interprétation de façon très significative. Nous avons acquis des données sur des choses qui n’avaient jamais été mesurées. Les isotopes de l’argent, c’est nous qui les avons développés donc on a une contribution assez importante dans le domaine qui, j’espère, figurera dans un livre dans les mois qui viennent.

Le projet SILVER se concentre uniquement sur le monde méditerranéen ?

La monnaie ayant été inventée par les Méditerranéens, il est difficile d’aller voir ailleurs. Dans l’avenir il y aura des choses à faire sur la Chine mais elle s’est mise à utiliser l’argent seulement au XVIe siècle. La géologie de la Chine fait qu’il n’y a pas de mines d’argent antiques. Il y en a maintenant car les techniques d’extraction ont évolué mais, dans l’Antiquité, la Chine comme l’Inde étaient dépourvues d’argent. Les endroits où il y en avait des quantités relativement importantes, c’est en Grèce (avec la fameuse mine du Laurion), en Macédoine et dans le sud de l’Espagne. C’est ce que j’appelle le « cadeau de la tectonique des plaques » à la Méditerranée. La tectonique des plaques a donné des mines d’argent qui ont permis d'utiliser ce métal comme élément de développement des premières économies et ça c’est très important. On voit très bien que l’exploitation de l’argent coïncide avec le développement du commerce. Le nombre d’épaves qu’on trouve au fond de la Méditerranée se corrèle parfaitement aux pollutions au plomb (utilisé pour extraire l’argent) que l’on retrouve jusqu’aux glaces du Groenland. Elle coïncide aussi dans l’expression ultime de la richesse de la société : la consommation de viande animale. On voit le nombre d’os laissés par les sociétés augmenter. Ça démarre au VIe siècle av. J.C., ça passe par un maximum vers l’an zéro et le Ie siècle puis, aux IV-Ve siècles, c’est fini. Il n’y a pas de doute sur le rôle de l’argent dans le développement de la démocratie et du commerce.

Le 19 décembre 2022, vous avez été élu à l’Académie des Sciences. Dans quel état d’esprit on se trouve à quelques mois de siéger dans cette prestigieuse institution ?

C’est une belle récompense, un beau père Noël. Cela consacre l’estime de ses pairs. Il faut bien sûr garder son sang-froid, il y a beaucoup de gens qui méritent d’être à l’Académie et qui n’y sont pas mais ça veut dire que nous avons eu une trajectoire dans la vie que les gens ont appréciée et que l’on a contribué au paysage scientifique tel qu’il est aujourd’hui. C’est un grand contentement et une grande satisfaction mais il faut garder la tête froide.


Entretien réalisé le 14 février 2023 à l’ENS de Lyon par A. R.
Publié le 10 mars 2023 Mis à jour le 13 mars 2023